Oh shit

Sa première mission. Il allait se lancer dans sa première mission, aux côtés de son nouveau partenaire, avec pour objectif de faire tomber l’un des plus gros points du cartel.
Auguste avait appris seulement la veille qu’il interviendrait sur le terrain. Depuis qu’il avait été transféré à la BRI, il n’avait pas mis un pied en dehors des bureaux, comme si sa formation au sein de la police ne lui prodiguait pas assez de connaissance pour faire face aux missions de l’unité. Peut-être était-ce le cas, dans l’esprit de ses patrons, mais le jeune homme était bien conscience d’une chose : son enthousiasme rattrapait toutes ses lacunes.
Voilà pourquoi, deux heures avant celle du rendez-vous donné par l’agent van Aert, il se retrouvait devant l’armurerie et retirait son arme de service. Il avait montré son badge, enfilé un gilet par balle, ses rangers, s’était changé pour son pantalon cargo préféré – celui qui lui moulait les fesses et avait plus de poches qu’il ne pouvait en compter – et, maintenant, il attendait patiemment qu’on lui donne un fusil d’assaut et ses munitions.
Bien sûr, à sa ceinture reposait déjà son glock. Il l’avait entièrement nettoyé le matin même, de stress et d’anticipation, sûrement un peu des deux.
Quand il releva le nez, et qu’il remarqua son partenaire au bout du couloir, il sourit et fit un petit geste de la main. Il avait appris à limiter ses effusions, en entrant dans la police. Maintenant, il ne faisait que saluer et, à la rigueur, demander comment le week-end s’était passé.
Avec Max, c’était un peu différent. Ils travaillaient ensemble depuis sept mois, côte à côte, et Auguste avait énormément appris avec lui. Plus qu’il n’avait jamais appris en 3 ans dans la police. C’était ça, de bosser avec un ancien du RAID. Ils avaient une vingtaine d’années d’écart et le jeune homme avait conscience que leur lien était particulier. Tous les partenaires n’étaient pas aussi… connectés ?
Il n’y avait aucun doute, leur intervention allait être parfaite, vu comme ils se comprenaient. D’un seul coup d’œil, d’un mouvement de la main. Rien ne pourrait s’interposer entre eux, ils allaient faire stopper le blanchiment d’argent chez Phil. Et arrêter ce mec, d’ailleurs.
— Tenez, agent Blackwood. Voilà votre arme. Vous devez me la restituer ce soir, 18 heures, maximum.
Aaaah la bureaucratie. Même au sein des organisations les plus risquées, il fallait suivre les règles. Tant mieux, sinon le pays partirait dans tous les sens…
Auguste se saisit de son fusil d’assaut, vérifia qu’il avait le bon matériel, puis se tourna vers son partenaire. Il lui sourit un peu plus franchement, maintenant qu’ils se trouvaient à la même hauteur. Tout en prenant l’arme en main, il lança :
— Prêt à faire tomber les méchants ? J’ai hâte. Ma première mission en tant qu’agent de la BRI. C’est la combientième pour toi ? Au fait, comment va ta chienne ? Tu as des nouvelles photos à me montrer ?
Il était prêt à y aller. Mais parler de la vie quotidienne permettait de tuer le temps, et surtout de faire partir la pression qu’il s’était mis sur les épaules. Auguste adorait son métier mais, il devait l’avouer, partir en intervention représentait toujours une part de stress.  

Oh shit

Des poils constellaient la surface blanche de l’évier alors que le bruit de la tondeuse résonnait toujours dans la pièce. Le menton relevé, Max s’occupait des finitions avec une minutie toute particulière, le regard braqué sur son reflet. Il suivit le tracé de sa mâchoire, donnant un dernier coup partout afin d’être certain que sa barbe avait été correctement égalisée. L’agent passa sa main sur ses joues pour se débarrasser des derniers poils et sortit finalement de chez lui pour marcher jusqu'à sa voiture.

Max mit le contact et démarra direction le 36, quai des Orfèvres. Ca aurait pu être une journée comme toutes les autres s’il ne devait pas emmener son petit protéger sur le terrain pour la première fois. On ne leur avait rien dégotté de trop compliqué pour l’occasion, l’idée étant simplement de mettre leur jeune recrue sous pression pour voir comment il allait se dépatouiller en situation réelle.

Le discret salut d’Auguste arracha un large sourire au plus âgé qui se posta devant lui, le détaillant des pieds à la tête. « Toi t’as l’air prêt en tous cas… Tellement prêt que Phil et tous les autres ne pourront que le remarquer aussi », déclara-t-il en ignorant délibérément ses autres questions. Lorsqu’on lui somma de rapporter son arme pour 18 heures, les yeux de Max roulèrent dans leurs orbites. Il attrapa le fusil et le rendit à la demoiselle avant qu’elle ait le temps de tourner les talons. « Avec un peu d’avance... » plaisanta-t-il en reportant son attention sur son poulain. « Calme ta nouille, Gus. On n’est que deux et j’ai prévu qu’on revienne en un seul morceau. Donc on ne fera pas de folies. Mais promis, t’auras bientôt l'occasion de sortir ton jouet… A condition qu'on travaille bien aujourd'hui. »

Tout poussait effectivement à croire qu’il se tramait des choses louches au Grill de Phil mais sans preuves tangibles, il leur serait impossible d’intervenir. D’où cette petite mission de sonorisation visant à récupérer quelques audios compromettants.

Max coinça son glock à l’arrière de son jean et croisa les bras devant lui. « Tu comptes vraiment y aller comme ça ? » demanda-t-il en inspectant la tenue de son collègue. « Ah et sinon ma chienne va bien », poursuivit-il du même ton léger en sortant son téléphone de sa poche pour montrer son nouveau fond d’écran représentant Manta perchée sur le toit de sa voiture. « T’as vu ça ? Même avec une patte en moins ! »

Oh shit

Dès la première seconde, Auguste comprit qu’il avait merdé. Pas merdé merdé mais il s’était quand même un peu foiré quoi. Et, même si Max parlait avec le sourire, il devait fortement le juger dans sa tête.
Auguste se décomposa donc un peu, chagriné à l’idée de décevoir son partenaire, et suivit tous les gestes de ce dernier. En l’entendant blaguer avec l’autre agent, le jeune homme comprit. Ce n’était pas un manque de discrétion. Simplement un trop plein d’emballement. Il avait pensé à une mission plus grande que ce qu’il méritait d’avoir en fait…
Epaules courbées, sourire tourné vers le bas, il rendit son arme lui aussi, juste avant d’essuyer ses mains sur son pantalon cargo.
— Je considère pas ça comme un jouet… Je pensais juste que…
J’étais prêt.
Stupide Auguste. Comme si la BRI allait faire partir deux pauvres agents chez Phil, alors qu’on les suspectait de blanchir de l’argent et de travailler avec Carpe Noctem… Il aurait dû plus réfléchir avant de se précipiter.
Pas étonnant qu’on ne lui confie que des interventions « simples », s’il ne savait pas se servir de son CERVEAU !
Et voilà. Maintenant, il était agacé. Auguste ne savait ni où se mettre ni quoi ressentir. Ca commençait à faire beaucoup de choses à gérer, pour un garçon déjà frustré. Et le pire, c’est qu’il ne savait absolument plus quoi faire pour ne pas passer pour un idiot complet.
— Non… Non, du coup, je vais aller me changer…
Mais il n’eut pas le temps de bouger que, déjà, toute son attention était accaparée par le téléphone de son collègue. Manta était souriante, avec l’œil vif. Même en photo, il n’était pas compliqué de remarquer son intelligence. Pas étonnant que Max l’aime autant. Ca devait être une sacrée perle.
Auguste prit encore quelques secondes pour gagatiser sur la petite chérie de son partenaire, avant de relever le nez.
— C’est une bonne chienne ! Elle a l’air vraiment super forte. Tu peux être fier ! Moi en tout cas, je le serais. Elle est impressionnante. Tu me la présenteras un jour ?
Tout en disant cela, Auguste partit en direction des casiers. Il y avait laissé son jean et un tee-shirt de rechange, ainsi que son sac à dos rempli de livres et de carnets en tout genre. Puisque Max lui en avait fait la réflexion, il comptait maintenant se changer, pour passer un peu plus inaperçu. Mais pour cela, il devait récupérer le tout.
— Bon, donc on a prévu quoi aujourd’hui ? On passe juste manger une petite grillade chez Phil ? A quoi ça va servir à part nous faire repérer ? On est pas spécialement le type de clientèle habituelle qu’il a chez lui…
Rangers enlevées. Pantalon retiré. Casier ouvert. Jean enfilé. Tee-shirt tiré.
— Je mets mes baskets, c’est ça ? Ce sera mieux, non ?
Tout en parlant, il se tourna vers Max pour lui montrer des vieilles chaussures plutôt grises que blanches qui avaient vu du terrain. Peut-être qu’avec ça aux pieds, il saurait un peu mieux se fondre dans la masse.
Il opta donc pour les baskets, sans attendre l’avis de son partenaire, et, une fois prêt, Auguste prit le temps d’inspirer trois fois par le nez. Il était déçu de ne pas aller en « vraie » mission mais infiltrer un lieu comme le grill était tout de même une grosse étape. Il devait s’en montrer digne !
— Eh ! Au fait ! T’es allé voir l’expo dont je t’ai parlé sur les insectes ?
Il devait se montrer digne mais pas non plus perdre le sens des priorités.

Oh shit

La réflexion d’Auguste fit hausser un sourcil à l’agent van Aert. Effectivement, les armes n’étaient pas des jouets. Et il était bien placé pour le savoir alors que sa chienne s’était faite tirer dessus et que lui-même avait abattu un homme d’une balle dans la poitrine. Mais l’air grave qui était brièvement apparu sur son visage s’envola aussi vite. Il découvrit ses dents d’un nouveau sourire et lui donna une tape amicale sur l’épaule. « T’as raison, ces machins pèsent une tonne. C’était quand même beaucoup plus marrant les Nerf. » Il lui avait adressé un clin d’oeil, espérant détendre l’atmosphère avec un peu d'humour.

Ca se voyait que le gamin était stressé. Même s’il n’avait rien fait de mal, il se comportait comme quelqu’un qui avait été pris en faute. Max était passé par là aussi et il n’avait aucune envie de voir leur jeune recrue douter d’elle. C’est pourquoi il le retint par l’épaule avant qu’il n’aille se changer. « En tous cas, ça fait plaisir de voir que t’es motivé à ce point », tenta-t-il de le rassurer avant de brusquement bifurquer vers son sujet de conversation préféré: Manta.

« Je la ramènerai un jour, tu verras, c’est la meilleure d’entre tous. Il y a très peu de chiens qui réussissent toutes les épreuves de sélection du RAID. Tu sais qu’on a déjà fait du parachute elle et moi ?! Elle ferait n’importe quoi pour moi. » Et lui aussi, il avait fait n'importe quoi. Pour elle.

Le regard un peu trop brillant pour avoir encore l’air de blaguer, Max poussa gentiment Auguste pour l’encourager à aller se changer. De quoi lui laisser le temps de se reprendre. Pourtant, à chaque fois qu’il repensait à l’accident, ça lui filait une décharge d’émotions difficiles à masquer. Il ne savait même pas si cette blessure se refermerait un jour mais une chose était sure, ça le rendait ridiculement heureux qu’on lui ait flanqué Blackwood dans les pattes. Il n’aurait probablement pas pu s’épancher autant sur la vie de sa chienne s’il avait eu un autre binôme.

Quand celui-ci revint avec une paire de basket qui avait l’air d’avoir vécu plus longtemps que lui, Max approuva d’un mouvement de menton. « Tu vas être beau comme un camion là-dedans. C’est parfait ! » déclara-t-il en vissant une casquette sur son propre chef. « On sait qu’il se passe des trucs pas nets là-bas et notre rôle aujourd’hui, ça va être de transformer cette impression en vérités. On y va ? »

Sans trainer plus longtemps, ils levèrent le camp direction la place Stalingrad. Pour cette mission d’infiltration, ils avaient largement plus l’air de deux touristes que d'agents de la BRI. Et pour parfaire l’illusion, Max entama une conversation en anglais avec son acolyte, débattant sur ce qu'il y avait eu de plus intéressant à voir à la fameuse exposition sur les insectes. Celle à propos de laquelle Gus n'avait pas cessé de le tanner pour qu'il y aille. « J’espère que t’as pas les papilles trop fines. Et que t’as faim… Parce qu’on risque d’y passer du temps. »

Après un bonjour très approximatif à l’intention du gars derrière la caisse, Max commanda un kebab, des frites et une cannette d’ice tea avant d’aller s’installer le plus près possible du comptoir. De là, ils auraient une vue imprenable sur les cuisines et un aperçu sur toutes les transactions douteuses qui pouvaient bien se faire dans un tel établissement. « Et maintenant, on ouvre l’oeil. » Sans prendre le temps de toucher à ses frites, Max se leva aussi vite qu’il s’était assis et faussa compagnie à Auguste. « Je vais pisser », le prévint-il toujours en anglais avant de filer vers les cuisines d’où il se fit remballer particulièrement brutalement. S’excusant à coups de « sorry », l’agent van Aert se laissa indiquer le réel emplacement des sanitaires et fit signe à son binôme de mettre ses écouteurs avant de disparaître derrière la porte des WC.

Oh shit

Les nerfs ? « Beau comme un camion » ??? Max avait enchaîné les remarques de papa un peu âgé à une vitesse phénoménale. C’était drôle, parfois, de constater les années qui les séparaient. Car, au quotidien, ce n’était pas si visible. Ce que l’on constatait d’eux en tant que partenaires était plutôt la différence de taille. Pas celle d’âge qui était, il fallait l’avouer, tout de même conséquente !
Le jeune homme replaça correctement la casquette de Max, dans un geste tout naturel, avant de partir à la conquête du Paris non vernis.
— Franchement, j’ai préféré la partie sur les papillons, alors que je déteste ça ! J’ai trouvé qu’ils avaient parfaitement su les mettre en valeur. Dommage qu’ils n’aient pas fait plus d’efforts sur la partie fourmi, je l’attendais avec tellement d’impatience !
Pour Auguste, ce n’était pas compliqué du tout de déblatérer sur cette exposition. Et ce qui était agréable avec Max, c’est que lui aussi s’en passionnait. Ou, du moins, il trouvait le temps de s’intéresser sincèrement à ce que pensait son protégé.
Alala si seulement il avait pu être son père. Ou son grand-frère ! Sa vie aurait été beaucoup simple, beaucoup plus douce si Max était entré dans sa vie plus tôt. Il s’était trouvé un allié de taille à la BRI et il espérait vraiment que cela continuerait.
Tout en s’asseyant à la table à moitié propre qu’ils avaient choisi, Auguste fit signe à son acolyte qu’il commanderait plus tard – ou jamais, vu la tête du steak – et préféra sortir un plan de Paris. Tous les métros y étaient recensés, par quartiers ou arrondissements selon les envies. Mais, si son attention aurait pu être accaparée par la magnifique ligne 4, le jeune agent commença aussitôt à admirer le restaurant. Et les cuisines.
— Je mangerais pas ce kebab à ta place.
Les règles sanitaires n’étaient vraiment pas respectées là-dedans. Comment pouvaient-ils encore avoir des clients ? C’était vraiment une question à 100 000 euros. A laquelle Max ne pourrait pas lui répondre, puisqu’il s’enfuyait déjà « aux toilettes ».
Il passait bien pour un Américain, lui. A pas savoir lire ni se repérer dans un simple établissement.
Masquant son rire derrière la main, Auguste attrapa ses écouteurs et fit mine de lancer une musique entraînante. Il tapait en rythme du pied et dodelinait parfois de la tête. Mais la réalité était toute autre.
— Alfred, j’t’ai d’jà dit d’mettre ta charlotte. Y vont encore s’plaindre qu’y a des cheveux dans les frites !
Du coin de l’œil, le garçon examina la barquette de son collègue, à l’affut du moindre poil mais rien n’apparut. Heureusement… Il en aurait vomi, sinon. Ce n’était pas une question d’estomac fragile mais, simplement, trouver des cheveux ou des bestioles dans les assiettes, ce n’était pas spécialement son truc, à Gus Gus.
D’ailleurs, ça lui faisait penser que…
— Ah ! Salut Patron ! Comment ça va ?
Redressant la tête, Auguste vérifia l’entrée des cuisines. En plus des deux cuistots, un autre homme était arrivé. Brun, le teint pâle, les yeux noirs. Phil en personne ! Les informations allaient tomber, c’était certain.
Le jeune agent tendit donc l’oreille, voulant capter le moindre grésillement dans ses écouteurs. Il sentait les bonnes nouvelles arriver.
— J’ai rendez-vous, aujourd’hui. Vous préparez sa grillade préférée ? L’agneau, Alfred. Pas le poulet. Tu sais bien que ce n’est pas son favori.
Au moment où Phil allait dire le prénom tant attendu, plusieurs casseroles tombèrent. Et Auguste eut tout le plaisir de perdre l’ouïe.
Tirant d’un coup sec sur les écouteurs, il fit également reculer sa chaise de plusieurs centimètres, avec une grimace collée au visage. Le sang coulait presque de ses oreilles, tellement la souffrance était grande. Mais, bien sûr, il ne pouvait rien dire. Rien montrer.
Alors, il tourna simplement la tête vers les toilettes. Et attendit patiemment que son partenaire ne revienne l’aider. Peut-être qu’il serait plus chanceux.